Par François-Joseph Pitot, étudiant d’IRIS Sup’ en Géoéconomie et gestion des risques
Europe, Russie, Chine, nombreuses sont les économies, et leurs multinationales utilisant largement le dollar, à être confrontées depuis quelques années à l’extraterritorialité du droit américain. À cet égard, le retrait unilatéral des États-Unis des accords sur le nucléaire iranien et la réimposition de sanctions américaines contre l’Iran en 2018 ont permis à la communauté internationale de prendre conscience de ce phénomène. Souvent employées sous couvert de la lutte contre le terrorisme, contre la corruption ou contre le blanchiment d’argent, les États-Unis, par ce biais, faussent la concurrence en sanctionnant des entreprises étrangères pour privilégier ses propres entreprises. Pour pallier cette problématique, les autres zones monétaires sont incitées à mettre en œuvre des moyens visant à se passer du dollar dans leurs échanges commerciaux. Ainsi, l’usage opportuniste de l’extraterritorialité du droit américain contribue à l’émergence de solutions alternatives de nature à favoriser la recomposition du système monétaire international.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le dollar domine les échanges économiques et financiers internationaux. Son utilisation n’a que très peu été remise en cause au cours des dernières décennies, que cela soit par les marchés et les principaux utilisateurs mondiaux. Aujourd’hui encore, le dollar est utilisé dans 40,4% des paiements internationaux et représente près de 62% des réserves officielles de change. Or, les États-Unis ont pleinement profité de l’hégémonie du dollar pour l’instrumentaliser selon leurs intérêts. Devenu un véritable levier géopolitique, le dollar permet aux Américains d’asseoir encore plus la gestion de l’extraterritorialité de leur propre droit. Ainsi, le dollar est de facto le nexus quasi imposé dans les transactions internationales ce qui signifie qu’un juge américain peut tirer prétexte de son utilisation pour engager des poursuites judiciaires au motif du lien de rattachement direct aux États-Unis. De cette manière, les Américains, grâce à l’hégémonie du dollar, peuvent imposer des sanctions unilatérales, aux entreprises et aux États. En 2014, BNP Paribas avait dû payer près de 9 milliards de dollars d’amendes pour avoir violé les sanctions américaines et en 2008, Siemens a payé 800 millions de dollars au titre de la loi du Foreign Corrupt Practices Act.
Face à ce phénomène, la tentation des économies concurrentes est de se détourner du dollar, jugé trop contraignant. Certaines ont pris des initiatives pour contourner cet usage abusif de l’extraterritorialité. C’est le cas notamment de l’Union européenne par la promotion du mécanisme INSTEX supposé leur permettre de continuer à commercer avec l’Iran tout en contournant les sanctions américaines. La Chine également développe tout un échange de liquidité sous forme de ligne de swaps avec une trentaine de banques centrales et mène une course technologique (cryptomonnaie, système international de paiement chinois) qui pourrait contribuer à réduire l’hégémonie du dollar sur la scène internationale. Ces initiatives illustrent aussi la volonté de certaines économies de renforcer le rôle international de leur devise, car elles considèrent que c’est un moyen de garder une certaine souveraineté sur leurs affaires économiques et politiques. Alors que la Chine tente de régionaliser sa devise, notamment par le biais de son projet des Routes de la Soie, les Européens, jusqu’à récemment plutôt réticents vis-à-vis d’un renforcement du rôle de l’euro, y deviennent plus favorables, comme le suggèrent certaines déclarations récentes de dirigeants de la BCE.
Ainsi, l’abus de pouvoir manifesté par les autorités américaines dans l’usage de l’extraterritorialité conduit paradoxalement à mettre en cause le statut hégémonique du dollar. Toutefois, il est peu probable que ce processus aboutisse à court terme. D’une part, le renminbi ne possède pas encore le statut de « concurrent crédible », car il ne peut avoir le statut de monnaie internationale à la hauteur du poids économique de la Chine tant que le compte de capital de ce pays demeure pour l’essentiel contrôlé par les autorités. Il ne représente d’ailleurs qu’une part marginale des échanges dans le monde. D’autre part, il n’y a pas de consensus, ni au niveau politique, ni même à la BCE, sur le rôle international de l’euro. Enfin, les initiatives destinées à contourner l’extraterritorialité sont encore embryonnaires. INSTEX a, par exemple, mis du temps à se mettre en place et cet outil s’avère peu efficace pour le moment.
Cependant, il est probable que se redessine un nouveau système monétaire international. Si à court terme, l’euro et le renminbi ne sont pas encore considérés comme des alternatives crédibles au dollar, l’instrumentalisation de la part des États-Unis de l’extraterritorialité de leur droit peut aiguiser la volonté politique de sortir d’un système où le dollar bénéficie encore d’un rôle quasi hégémonique. Le système monétaire international deviendrait ainsi multipolaire et les monnaies comme l’euro et le renminbi composeraient avec le dollar, sans toutefois qu’une de ces monnaies prenne l’ascendant sur les autres. Ce nouveau système monétaire international serait plus cohérent que le SMI actuel avec la dynamique de croissance des principales économies et surtout, il permettrait de sortir d’un système dans lequel les États-Unis peuvent imposer unilatéralement des options politiques, sous peine de lourdes sanctions en cas de non-respect, pour la seule raison que l’usage du dollar est quasi obligatoire dans les transactions économiques et financières internationales.
Toutefois, la gestion d’un SMI multipolaire n’est pas nécessairement synonyme de stabilité ou d’efficacité. La transition d’un système quasi hégémonique vers un système multipolaire composé de monnaies concurrentes suppose donc probablement la mise en place d’une coopération plus étroite entre les grandes zones monétaires.
François-Joseph Pitot est étudiant d’IRIS Sup’ en Géoéconomie et gestion des risques. Cet article est une synthèse de son mémoire réalisé sous la direction de Pierre Jaillet, économiste, chercheur associé à l’IRIS et ancien directeur général Économie & Affaires internationales de la Banque de France.
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